Le Glacier de Valsorey
C’est après quelques heures de marche hors des sentiers que j’entends son murmure…
Un souffle faible, presque à l’agonie, qui devient de plus en plus audible à mesure que j’approche du monstre.
Le torrent fou, jaillissant de son antre, m’arrose de fines gouttelettes sableuses et lourdes, emportées par le souffle chaud de la vallée.
Son histoire… Mais quelle histoire ?
Un glacier, c’est inerte, sans vie, sans passé… et surtout sans avenir. Un glacier, ça meurt doucement, sans faire de bruit, sans laisser de trace. Dans la solitude… à petit
feu. Un glacier, ça n’intéresse personne.
Sauf l’alpiniste qui disparaît soudainement dans l’une de ses gueules béantes, pour nourrir sa légende.
Le glacier de Valsorey, lui, c’est un sorcier. Et il m’a parlé. C’est la première fois qu’un glacier me parle !
Sans doute parce que j’avais décidé de prendre mon temps. D’écouter avec les yeux. De tendre l’oreille à son murmure.
De chercher les restes moribonds, dissimulés sous deux mètres de gravats. D’observer les ruisseaux glissant le long d’une moraine sèche à pleurer. D’entendre les chutes de pierres
résonner dans le silence du vallon.
D’accepter enfin le cri de douleur infernal du torrent, qui se fracasse contre le néant du monde.
Le vallon de Valsorey mérite plus que la mémoire des hommes.
Assis sur un tapis de fleurs jaunes et accueillantes, face au Grand Combin, j’ai écouté les souvenirs du glacier résonner dans le tréfonds de mon âme.
Voici l’aventure historique du Roi de Valsorey.
👉 Voir aussi le bilan des précipitations et des températures des 120 dernières années au col du Grand-Saint-Bernard,
et leur influence sur l’évolution future du glacier de Valsorey.
– Salut Valsorey. T’es qui toi ?
Je suis le glacier de Valsorey, perché au sommet du vallon du même nom, juste au-dessus de Bourg-Saint-Pierre.
J’ai une superficie de 1,90 km² et une longueur d’environ 3 kilomètres. Je suis né il y a environ 95 000 ans. Et comme tu as pu le constater, il faut plus de trois heures de marche pour venir
contempler mon lit funéraire.
Il y a 90 000 ans, je m’étendais bien au-delà de Genève, fraternisant avec tous mes cousins des Alpes — d’Aletsch au Rhône. Mon voisin le plus proche, le glacier du Grand Combin, me dominait nettement… mais comme on dit, j’amenais quand même ma pierre à l’édifice.
Aujourd’hui, je suis à l’agonie… mais ce n’est pas la première fois.
J’ai à peu près la même taille qu’à l’an 1000 après J.-C., et crois-moi, j’en ai vu des soubresauts.
– Quelle histoire extraordinaire ! Et quelle est ta place dans le monde d’aujourd’hui ?
Tu sais, petit humain de la ville… l’Histoire est longue, ta mémoire est courte. Elle peine à dépasser quelques décennies.
Je suis peut-être de glace, mais ma mémoire, elle, se compte en milliers d’années.
Tes neurones risquent de fondre à m’écouter. Es-tu prêt ?
– Oh, oh ! Je vois que le mourant me nargue. Tu ne me sembles pas en position pour jouer les éco-centriques…
Mais cette aventure me semble lointaine et, en même temps, terriblement proche. J’ai beau être un petit d’en bas, j’aspire à comprendre l’histoire des Grands d’en haut — même si "les Grands" ne
semblent plus trop à propos, l’ami…
La dernière glaciation a commencé il y a environ 100 000 ans. Mon extension maximale remonte à environ 21 000 ans, quand j’allais jusqu’à Lyon, en Gaule voisine.
Si tu veux bien, je vais passer rapidement sur la période de -100 000 à l’an zéro, durant laquelle j’ai gardé une bonne santé — stable, mais ponctuée de soubresauts dus à l’humeur du Soleil et à la trajectoire elliptique de la Terre.
Entre l’an 500 et 900, ma transpiration ressemblait beaucoup à celle d’aujourd’hui.
Mon torrent dévastait déjà le vallon lors des étés chauds. Les températures dans l’Entremont étaient comparables à celles des années 1990.
Tes scientifiques appellent cette période “l’optimum climatique médiéval”. Une fin de règne romaine absurde, chaude et moribonde pour nous autres glaciers, qui reculions à vue d’œil.
Il y a environ 900 ans, mes glaces ont commencé à enfler comme une baudruche.
En grandissant, on prend souvent une forme extraordinaire.
Pour moi, cela signifiait renouer avec mes anciens voisins :
– le glacier de Tseudet, qui descendait la face nord du Vélan,
– et celui de Sonadon, coulant depuis la face sud du Grand Combin de Grafeneire.
Ensemble, nous avons façonné d’imposantes moraines.
Les glaciers les plus pentus poussaient et comprimaient les plus plats, comme moi.
Coincé entre Tseudet à gauche et Sonadon à droite, j’ai construit patiemment la moraine de rive droite, qui atteignit plus de 80 mètres de hauteur.
En rive gauche, la roche saine du Vélan a calmé mes ardeurs, mais sa trace claire reste encore visible aujourd’hui.
– Tu veux dire que ces moraines datent de plus de 800 ans ?
Laisse-moi finir, petit conquérant de l’inutile.
En à peine 100 ans, j’ai reperdu de ma superbe. Je suis redevenu le petit d’aujourd’hui… ou presque.
Mais cela n’a pas duré. Vers 1500, un refroidissement global s’est installé, probablement lié à une faible activité solaire : le minimum de Maunder.
Le Petit Âge Glaciaire, comme vous l’appelez, n’a pas été tant causé par des températures plus basses que par une forte augmentation des précipitations.
Il neigeait beaucoup en hiver, et les étés étaient froids et pluvieux.
Résultat : un bilan de masse positif, et donc, une avancée spectaculaire de ma langue.
Chaque année, les lourdes chutes de neige en amont me poussaient vers l’aval.
Mon front déplaçait alors des tonnes de roches, de terre, et de gravats, construisant les moraines que vous voyez encore aujourd’hui.
Imagine : en un siècle, j’ai grandi d’un kilomètre, et j’ai pris une centaine de mètres d’épaisseur. Enorme, non ?
À cette époque, les habitants de la vallée d’Entremont ont beaucoup souffert.
En 1693 et 1694, les paysans fuyaient vers des contrées plus basses et plus chaudes — parfois jusqu’en Vaudoisie.
Partir ou mourir. Beaucoup sont morts.
Et ceux qui ont survécu… sont morts d’ennui chez les Vaudois ! Forcément.
Le froid affamait les villes, envahies par les paysans affamés.
La nourriture manquait partout. Les glaciers du Mont Blanc m’ont raconté que près de 1,7 million de Français sont morts ces deux
années-là.
Autant que pendant la Première Guerre mondiale. Tu te rends compte ?
– Ça fait froid dans le dos… et très froid sur la moraine !
Les hivers glaciaux et les étés maussades ont plongé l’Europe dans le désarroi.
Les paysans se jetaient sur les routes, mendiants, espérant trouver de quoi manger.
Les moutons mouraient au bord des chemins.
Les carcasses de chiens, chevaux et autres bêtes étaient mangées, même en décomposition avancée.
Les suicides et même le cannibalisme n’étaient pas rares.
Des épidémies — typhoïde, notamment — se répandaient.
L’hiver de 1709–1710 est resté dans toutes les mémoires.
Le vin gelait dans les verres du roi de France.
Le froid atteignait -25°C en plaine. On estime que 200 000 à 300 000 personnes sont mortes de
froid et de faim cette année-là.
Et n’oublie pas : l’Europe sortait tout juste de l’épidémie de peste noire (1347–1351), qui avait fait chuter la population de 69 à 40
millions.
Le Petit Âge Glaciaire est arrivé au pire moment.
Et pourtant… en 1540, l’Europe a connu une sécheresse terrible.
Les forêts brûlaient, les fleuves s’asséchaient, les hommes mouraient de soif…
Et moi, je continuais tranquillement mon avancée.
En Angleterre, la Tamise gelait régulièrement.
À partir de 1608, on y organisait des "fêtes de la glace".
En ville, les nobles s’en amusaient.
Mais à la campagne, les paysans mouraient.
En 1815, l’éruption faramineuse du volcan Tambora, en Indonésie, fut la plus violente de l’histoire connue.
On estime qu’elle projeta près de 200 milliards de tonnes de cendres dans la haute atmosphère.
Le voile épais formé par les poussières et les gaz réduisit les rayons du soleil, provoquant un refroidissement climatique mondial, certes
temporaire… mais brutal.
Les catastrophes s’enchaînent.
Car les glaciers, vois-tu, ne font pas qu’envahir les pâturages — ils détruisent chapelles et villages, provoquent des débâcles en barrant les vallées.
En 1595, le glacier de Giétro ravage la vallée de la Drance après la rupture de son lac : 140
morts.
Deux ans plus tard, la chute du glacier de Hohmatten fait 81 victimes en Valais.
En 1633, la débâcle du lac de Mattmark, au-dessus de Saas-Fee, dévaste la vallée jusqu’à Viège.
Et en 1818, le glacier de Giétroz tue plus de 40 personnes lors d’une nouvelle débâcle.
Dans le Valais, le lac de Märjelen, en bordure du glacier d’Aletsch, se vidange violemment en 1813, 1820 et 1828.
Dans le canton de Berne, terre protestante, on en vient à l’exorcisme : à Grindelwald, en
1719, puis en 1777.
En 1850, les glaciers de Ried et de Gorner (Valais) sont même… bannis lors de leur dernière
grande avancée.
Partout dans les Alpes, on prie, on implore, on fait venir les évêques quand les glaces s’approchent trop près des villages, des champs ou des routes.
Ce furent mes années d’opulence.
Mes voisins de Sonadon et de Tseudet ne formaient plus qu’un avec moi.
Et malgré quelques tiraillements de voisinage, nous avons pu descendre à nouveau sous la grande chute, vers 2 200 mètres.
Les paysans nous observaient avec crainte. Moi, je faisais le fier-à-bras.
Mon torrent était plus discret qu’aujourd’hui, et les nuits d’été si fraîches que mes glaces resplendissaient sous le soleil.
Les moraines étaient à peine visibles ; la neige, quasi permanente, gardait sa blancheur toute l’année.
– Wouah ! Tu devais être magnifique… Et ensuite ?
La suite, tu la connais, petit humain sans neurones.
Notre déclin a commencé… en même temps que votre “optimum médiéval”.
Mais vous ne le saviez pas encore.
Tes aïeux ont trouvé le pétrole.
Avec lui : l’énergie bon marché.
Votre monde s’est emballé. Votre consommation a explosé.
Vous vous êtes empiffrés de luxe.
Vous, humains, êtes des champions de l’invention — mais toujours pour vous simplifier la vie. Mais surtout pour faire de
l'argent.
Vous avez ponctionné sans vergogne les entrailles de cette planète mourante.
Aujourd’hui, mes larmes coulent dans le torrent de Valsorey.
Nous vous avons observés, impuissants, enfermés dans vos vallées, incapables d’inverser la tendance.
Nous vous avons envoyé des signes :
– des lacs glaciaires qui s’effondrent,
– des crues subites,
– des moraines à vif qui hurlent à chaque pierre qui tombe.
Le permafrost fond.
Demain, vos cabanes s’effondreront.
– Avec tout le respect que je te dois, ton retrait a aussi permis l’émergence de paysages magnifiques : des fleurs, des biotopes, des lacs, de la verdure. Les vaches montent plus haut. Le tourisme en profite. Et je suis convaincu que nos politiciens te protégeront encore pendant des siècles ! En 2050, on ne consommera plus de CO₂ et tu pourras revivre… Tu es bien plus vieux que moi, tu vivras encore plus longtemps, non ?
Petit avorton sans cervelle.
Ma mort est programmée.
Je perds chaque année 3 à 5 mètres d’épaisseur.
Même si demain tu ne produis plus un gramme de CO₂, je mourrai quand même.
La température monte chaque année. Je transpire de toutes mes eaux.
Tu ne voudrais même plus de ma glace dans ton pastis.
Regarde le torrent furieux qui gronde sous tes pieds : c’est ma vitalité qui s’en va, pour faire tourner vos turbines.
Laisse-moi rire… et sois réaliste. Je suis déjà mort.
Mon cadavre pourrissant disparaîtra sous l’effondrement des moraines.
Ma peau pue le vieux.
Je m’agrippe tant bien que mal aux faces nord-ouest, tel un naufragé à une bouée.
Et plutôt que de mourir dignement, les citadins viendront m’humilier chaque jour avec leurs selfies.
Nous sommes devenus des gladiateurs condamnés, avant même d’entrer dans l’arène.
De Roi de Valsorey, je finirai serviteur des reines d’Hérens…
– Euh… …………………
Hum !
Aurais-tu un éclair de lucidité dans ton gros cerveau presque vide ?
– Peut-être bien… Mais comment peux-tu être certain de ta mort si proche ?
Tu n’as jamais entendu parler de dérèglement climatique ?
Les températures au Grand-Saint-Bernard ont déjà grimpé de +2,7°C depuis les années
1800.
Chaque été, la chaleur nous tombe dessus comme un brasier.
L’automne n’en finit plus.
Il neige plus tard, et moins longtemps.
Et surtout, il pleut de moins en moins.
S’il ne neige pas en haut, plus aucune avancée n’est possible.
La fonte s’accélère. Le renouvellement est inexistant.
Plus je perds d’épaisseur, plus les moraines se réchauffent, chauffant ma propre surface.
Moins j’ai de poids, plus elles s’effondrent sur mon corps fragile.
Mais ne t’en fais pas : votre espèce va aussi en prendre plein le museau.
La population humaine pourrait diminuer de moitié d’ici la fin du siècle.
Tu as l’air d’un vieux con déconfit. Regarde-toi dans une glace !
Ah ! Ah ! Ah !
– Tu as raison… malgré moi. Je cherche un peu d’optimisme. Chaque été je vous observe et je constate votre déclin. Mais… que puis-je faire ?
Tu ne peux rien faire.
Inutile de te coller les mains sur les routes.
Inutile de te battre avec les climato-sceptiques.
Inutile d’injurier ceux qui prennent l’avion.
Tu es là, tu m’écoutes — et c’est déjà pas mal.
Ma mort ne servira à rien.
Votre prise de conscience sera trop tardive.
Ces prochaines années seront mon agonie.
Je suis fatigué.
Demain, la nuit sera chaude, jusqu’au sommet du Vélan.
À 3 700 mètres, il fera encore presque 10°C.
Je sentirai le vent tiède du sud-ouest effriter chaque parcelle de mon épiderme.
Les poussières du désert, fréquentes, laisseront une pellicule rouge sur ma peau blanche —
et cela accentuera encore ma fonte.
Si tu es malheureux… écris mon histoire.
Mais ne sois pas déçu si personne ne la lit.
L’écriture ne nourrit que celui qui écrit.
Les citadins ne lisent plus que sur leur gadget-machin-truc.
Ils n’ont plus le temps de lire.
Ils ont encore le temps de voir, mais plus de lire.
L’écrit nourrit le rêveur.
L’image nourrit le fainéant.
La vidéo nourrit… l’absent.
Mon avenir ? Je n’en ai plus.
Mais moi, au moins, je le sais.
Toi, tu crois encore avoir un avenir — sans connaître ta fin.
Bon… regarde le ciel qui s’assombrit.
Il est temps de redescendre retrouver ton poussin,
si tu ne veux pas finir en brochette sur ton piolet inutile.
Description du Roi
Ligne rouge glacier en 1850 / ligne verte 1973 / bleue 2016 / noire 2022
les surfaces hachurées: glacier recouvert de gravats. Environ 2 mètres d'épaisseur au plus
Très intéressante image du glacier de Valsorey en 1910 ou 1911.
Le glacier de Sonadon est déjà mort à basse altitude, exposé plein Sud mais Valsorey se porte à merveille. La limite du glacier arrive quasiment au sommet de la moraine. la limite inférieur doit se trouver entre 2200 et 2320 mètres. Au niveau de la chute actuelle voire juste en dessous ce qui veut dire que le maximum était presque en vigueur à cette date.
la longueur du glacier est environ 1200 mètres plus long qu'aujourd'hui.
Cabane de Valsorey construite en 1901. avec couverture en bardeau de 25 places.
Section du CAS de la Chaux de Fonds
Note personnelle:
N'oublions pas que le les glaciers des Alpes se sont reformés dans des conditions fabuleuses lors du Petit âge glaciaire (PAG) entre 1450 environ et 1820. Auparavant nos glaciers avaient plus ou moins les mêmes proportions qu'aujourd'hui.
Sans vouloir dénigrer le dérèglement climatique du tout qui accélère clairement la fonte depuis la fin du 20 ème siècle. Je pense qu'il est important de savoir que les glaciers actuels n'ont rien à faire à des altitudes de 2500 mètres en face Sud. Du reste ils fondent depuis le milieu des années 1800 alors que les températures étaient environ 1,5° plus froides qu'aujourd'hui. (statistiques des températures au col du Grd-St-Bernard)