Soirée au Rogneux le 2 janvier 2022

 

Au loin, l'imposant massif des Grandes Jorasses avale le soleil.  Le blanc devient pâle et laisse la place au rose puis au orange. Avec le temps, le rouge monte en puissance et enflamme  l'horizon. Les nuages menacent de prendre feux.

 

Devant moi, la trace se perd dans l'ombre du Rogneux. Le temps devient plus lent, le pas plus pesant, mon esprit plus bienveillant. La paix s'installe lentement, au rythme des minutes qui perdent le fil du temps. Ma fatigue disparait pour laisser la place aux émotions. Imperceptiblement le lit du soleil devient plus flou, plus sombre et son ombre devient plus menaçante sous la lumière d'une étoile timide qui prend de l'ampleur… enfin.

 

Au nord et à l'Est, l'horizon devient violet derrière les montagnes, les couleurs deviennent irréelles, presque d'un autre monde, d'un autre regard.

 

Je continue l'ascension d'un pas lent dans une noirceur qui donne le vertige. Je refuse d'allumer ma frontale pour profiter de cette lucidité nouvelle.

L'arrête finale du Rogneux révèle comme à son habitude des passages gelés, les couloirs raides deviennent noirs comme un abîme sans fin. Le vent du Sud-ouest en rafale m'oblige à rester concentré sur chaque mouvement de ski. Je prends soudain conscience d'être à la merci de la montagne, que ma vie reste suspendue à la bienveillance du moment.

A chaque rafale de vent, la neige me transperce comme des aiguilles. Le froid devient plus froid, la nuit plus noire et le sommet plus inaccessible, plus haut et plus hostile.

La magie de cette soirée me force à continuer.

4 heures plus tôt, je doutais d'arriver jusque-là. Grosse fatigue et manque de motivation. Maintenant je ne doute plus une seconde. Le privilège d'être vivant et lucide accompagne chacun de mes pas et chacune de mes respirations. Le nuage juste en-dessus de moi me tend une main amicale… ou maléfique.

J'oublie le vent, les précipices et les heures d'approches et je me gave de cette page noire comme la nuit. En cet instant irréel de lucidité et de concentration, ma place ici ne fait aucun doute. Je savoure à sa juste valeur la fin de cette ascension par quelques dernières conversions.

Depuis le sommet, les lumières de Verbier me paraissent futiles… et presque belles. L'humanité disparaît dans ces vallées noires du Val de Bagnes.

 

Solitude et plénitude  font ménage commun auprès de la croix du Rogneux.