Le Glacier de Valsorey

 

C'est après quelques heures de marche hors des sentiers, que j'entends son murmure… faible murmure à l'agonie qui devient de plus en plus audible à mesure que j'approche du monstre.

Le torrent fou qui éjacule de son antre m'arrose de fines gouttelettes sableuses et lourdes, poussées par le souffle de la vallée.

Son histoire…  Mais quelle histoire ?  Un glacier c'est inerte, sans vie , sans passé… et surtout sans avenir !

Un glacier, ça meurt doucement sans faire de bruit, sans laisser de trace, dans la solitude… à petit feu…

Un glacier ça n'intéresse personne  à part l'alpiniste qui disparaît soudainement dans une de ses gueules ouvertes pour le nourrir de légende.

 

Le glacier de Valsorey, c'est un sorcier. Et il m'a parlé.

C'est la première fois qu'un glacier me parle ! Certainement parce que j'avais décidé de prendre mon temps. D'être à l'écoute de mes yeux et de son murmure. De chercher les restes moribonds cachés sous deux mètres de gravat, d'observer les ruisseaux qui descendent le long d'une moraine sèche à mourir, d'écouter les chutes de cailloux résonner dans le silence du vallon, d'accepter le cri de douleur infernal du torrent qui se fracasse contre le néant du monde.

 

Le vallon de Valsorey vaut mieux qu'une mémoire d'homme. En regardant le Grand Combin, je me suis assis sur un tapis de fleurs jaunes et accueillantes en écoutant les souvenirs du glacier qui résonnent encore dans le tréfond de mon âme.  Voici l'aventure historique du Roi de Valsorey.

Voir aussi le bilan des précipitations et des températures depuis 120 ans au col du Grd-St-Bernard et leur influence sur le glacier de Valsorey pour les années futures

18 juillet 2023. Dans les années 1970 il y avait encore 80 mètres de hauteur de glace à cet endroit
18 juillet 2023. Dans les années 1970 il y avait encore 80 mètres de hauteur de glace à cet endroit

 

   -     Salut Valsorey. t'es qui toi ?

 

Je suis le glacier de Valsorey au sommet du vallon du même nom. En dessus de Bourg-St-Pierre.

J'ai une superficie de 1.90 km2 et j'ai une longueur d'environ 3 kms. Vieux d'environ 95'000 ans. Et comme tu as pût le constater, il faut plus de 3h00 de marche pour voir mon lit funéraire.

 Il y a 90'000 ans, je m'étendais plus loin que Genève et je fréquentais tous mes voisins des Alpes, du glacier d'Aletsch à celui du Rhône. Mon plus proche voisin, celui du Grand Combin me dominait nettement mais on peut dire que j'amenais ma pierre à l'édifice comme on dit.

 

Aujourd'hui je suis à l'agonie… mais c'est pas la première fois…

J'ai plus ou moins la même surface et longueur qu'en l'an 1000 après JC. et j'ai eu bien des soubresauts auparavant.

  

     -     Quelles histoire extraordinaire ! Et quelle est ta place dans le monde d'aujourd'hui ?

 

Tu sais petit humain de la ville, l'histoire est longue, ta mémoire est limitée et ne saurait dépasser quelques dizaines d'années. Je suis peut-être de glace mais ma mémoire se compte en milliers d'années. Tes neurones risquent de burnouter à m'écouter...  Es-tu prêt  ?

 

     -     Oh! oh! je vois que le mourant me nargue, il ne me semble pas que tu es bien placé pour jouer à l'éCo centrique. L'aventure me semble lointaine et en même temps si proche… J'ai beau être un petit d'en bas, j'aspire à connaître l'histoire des grands d'en haut ! même si "les Grands" me semble de moins en moins à propos l'ami. 

 

La dernière glaciation date d'environ 100'000 ans et mon maximum date d'environ 21'000 ans ou je m'étendais jusqu'à Lyon en Gaulie voisine. Si tu le veux bien, je vais oublier l'époque entre -100'000 et l'an zéro JC qui m'a permis de garder une santé de bien portant mais propice au calme avec bien des soubresauts dû à l'humeur du soleil et à l'elliptique plus ou moins proche du soleil.

Entre l'an 500 après JC et 900, ma transpiration ressemblait étroitement à celle d'aujourd'hui. Mon torrent dévastait le vallon de Valsorey au gré des étés chauds et caniculaires. Les températures de l'Entremont étaient proches de celles de 1990.  L'optimum climatique médiéval comme l'appelle tes scientifiques d'opérette était l'illogisme de fin de règne des Romains. Une température moribonde et chaude pour les glaciers qui reculaient à vue d'oeil.

 

Il y a environ 900 ans mes glaces ont commencé à enfler comme une baudruche. En grandissant on prend souvent une forme extraordinaire, pour moi elle m'a permis de renouer d'amitié avec mes voisins, le glacier de Tseudet qui descend sur la face <nord du Vélan et celui de Sonadon qui coule depuis la face Sud du grand Combin de Grafeneire. Nos forces communes ont créés des moraines de chaque côté. Les glaciers les plus pentus ont poussés et compressés les glaciers des plus plats, comme moi. Je me suis retrouvé coincé entre Tseudet à gauche et Sonadon à droite. J'ai construit patiemment cette moraine en rive droite qui a pris plus de 80 mètres de hauteur. En rive gauche, la roche saine du Vélan à modéré mes ardeurs mais on en voit encore la trace plus claire aujourd'hui.

  

     -     Tu veux dire que les moraines datent de plus de 800 ans ?

  

Laisse moi finir petit avorton conquérant de l'inutile

En 100 ans j'ai reperdu de ma superbe et je me suis retrouvé le petit d'aujourd'hui… ou presque, mais cela n'a pas duré longtemps. Dès l'an 1500 le refroidissement général est probablement la conséquence d’une période de faible activité solaire, appelée minimum de Maunder.

Ensuite le petit âge glaciaire (PAG) est certainement dû à une augmentation notable des précipitations, plutôt qu’à une baisse des températures. Il neigeait beaucoup en hiver avec des étés pluvieux et froids. Nos crues glaciaires étaient  la conséquence d’une hausse de plus de 25% des chutes de neige, tout particulièrement durant la première partie du PAG. Cette situation a généré des bilans de masse positifs et, en conséquence une importante progression de ma langue.  Chaque année les importantes précipitations de neige sur le haut de mon glacier poussaient vers le bas mon front, qui à son tour déplaçaient des énormes quantités de cailloux, de terre et de roches façonnant ainsi les moraines qui résistaient tant bien que mal à l'érosion depuis des siècles. Imagine qu'en une centaine d'années j'ai grandi d'environ 1 kilomètre et pris une centaine de mètres d'épaisseur… c'est énorme.

 

A l'époque les populations de la vallée d'Entremont ont beaucoup souffert du froid, en 1693 et 1694, les paysans partaient pour des contrées plus lointaines, plus basses et plus chaudes jusqu'en Vaudoisie. Partir ou mourir… beaucoup sont morts ! et ceux qui sont arrivés vivants chez les vaudois sont morts d'ennui ! forcément ... 

Le froid affama les populations des villes  en voyant affluer les paysans qui venaient chercher à manger et un peu de chaleur, la nourriture manquait partout.

Les glaciers du Mont Blanc m'ont dit que près de 1,7 millions de Français sont morts dans ces deux années. Autant que durant la Première guerre mondiale, tu te rends compte ?

 

     -     Ça fait froid dans le dos ! ... et très froid sur la moraine

 

Les hivers glaciaux et les étés pluvieux plongent l'Europe dans le désarroi.  Paysans et pauvres de la vallée se lancent sur les routes, mendiant et espérant trouver en ville de la nourriture. Les moutons meurent au bord des chemins. Les charognes de chiens, de chevaux et autres animaux sont consommées malgré leur état avancé de putréfaction. Suicides et anthropophagie ne sont pas rares. Des épidémies, dont la typhoïde, se propagent.

L’hiver de 1709-1710 est également resté dans les mémoires. Le vin a gelé jusque dans les verres du roi de France. Le froid atteint -25°C en plaine. Cet hiver a entraîné la mort de 200 000 à 300 000 personnes par le froid et la faim.

L'Europe sortait de l'épidémie de la peste noire entre 1347 et 1351 faisant passer la population européenne de 69 millions à 40 millions. Le petit âge glaciaire est arrivé au pire moment.

En 1540, l’Europe connut une sécheresse de la pire espèce. Les forêts brûlèrent, les fleuves s’asséchèrent et les populations souffrirent de la soif et de la faim, ce qui n'empêcha pas les glaciers de continuer leur avancée.

 

En Angleterre, la Tamise a été fréquemment prise par les glaces pendant ce refroidissement. A partir de 1608, on y organise les « fêtes de la glace » sur les eaux gelées. Mais, si en ville, les nobles et bourgeois s’en amusent, en campagne, les paysans meurent.                                                                                         

Londres au temps ou la Tamise gelait
Londres au temps ou la Tamise gelait

En 1815 l'éruption faramineuse du volcan de Tambora en Indonésie a été le plus important de l'histoire connue.

On estime qu’elle éjecta près de 200 milliards de tonnes de cendres dans la haute atmosphère. La circulation de la poussière et des gaz entraîna dans le monde un changement climatique général, certes temporaire, le voile épais arrêtant une partie des rayons du soleil.

 

Les catastrophes se succèdent. Car les glaciers ne font pas qu’envahir les pâturages, ils détruisirent chapelles et villages. Ils provoquent aussi des débâcles glaciaires en bloquant les vallées. En 1595, le glacier de Giétro ravage la vallée de la Drance par une débâcle de son lac, faisant 140 victimes. Deux ans plus tard, la chute du glacier de Hohmatten, en Valais, fait 81 morts ; en 1633, la débâcle du lac de Mattmark, au-dessus de Saas-Fee, ravage la vallée jusqu’à Viège. En 1818 une nouvelle débacle du glacier de Giétroz fait de nouveau plus de 40 morts.

 

Dans le Valais, le lac de Märjelen, en bordure du glacier d’Aletsch, se vidange en 1813, 1820 et 1828. 

Dans le canton de Berne, terre protestante, on a recours à l’exorcisme : c’est le cas en 1719 puis en 1777 à Grindelwald. En 1850 encore, on procèdera au bannissement des glaciers de Ried et de Gorner (Valais) lors de leur dernière grande avancée.

Partout dans les Alpes, les gens prient et font venir les évêques du district quand ils voient les glaciers avancer sur les villages, les pâturages ou sur les routes.

Ce fut les années d'opulence pour les glaciers du vallon de Valsorey, mes voisins de Sonadon et de Tseudet ne faisaient plus qu'un et malgré les tiraillement de voisinages nous avons pût enfin redescendre en-dessous de la chute vers 2200 mètres.  Les paysans nous regardaient dans la crainte, moi je faisais le fier à bras. Notre torrent était plus petit qu'aujourd'hui. Les nuits d'été étaient tellement fraîches que mes glaces resplendissaient au soleil. Les moraines étaient à peine visible, la blancheur de la neige qui ne fondait presque pas restait lumineuse toute l'année.

 

     -     Wouah ! Tu devais être magnifique… et ensuite ?

 

La suite, tu la connais petit humain sans neurones.

Notre déclin a commencé en même temps que notre optimum mais on le savait pas encore. Tes ailleuls ont trouvé le pétrole. Avec lui l'énergie bon marché a révolutionné le monde. Votre consommation s'est  amplifiée chaque année pour vous empiffrer de luxe. Vous les humains, êtes les champions de l'invention.  Pour vous simplifier la vie et surtout pour l'argent, vous avez bouffé toutes les matières minérales que vous avez pût soutirer de notre belle planète mourante. Aujourd'hui mes larmes coulent dans le torrent de Valsoray. On vous a observé impuissant, bloqués dans nos vallées sans pouvoir changer le cours des choses. On vous a envoyé des signes, des lacs glaciaires qui s'effondraient, des crues subites, les moraines à vifs qui hurlent à chaque cailloux qui tombent. Le permafrost fond et vos cabanes, demain s'écrouleront. 

 

     -     Avec tout le respect que je te dois, ton retrait a permis des paysages riches en fleurs, en biotope, des lacs                             magnifiques, de la verdure, les vallées deviennent plus belles chaque année, les vaches montent plus haut, le                     tourisme en profite et je suis persuadé que nos politiciens sauront te protéger encore des siècles. En 2050 nous                 ne  consommerons plus de co2 et tu pourras revivre, te réinventer encore une fois. Tu es beaucoup plus vieux                   que  moi et tu vas vivre beaucoup plus longtemps encore !

 

Petit avorton sans cervelle. Notre mort est programmée. Aujourd'hui nous souffrons comme jamais. Je perds chaque année 3 à 5 mètres d'épaisseur, même si demain tu ne consommes plus de co2 je vais mourir.

La température augmente chaque année, je transpire de toutes mes eaux. Tu ne voudrais même plus de ma glace dans ton pastis. Regarde le torrent qui passe sous tes pieds, il est déchainé, furieux… c'est ma vitalité qui disparaît dans la vallée pour faire tourner tes turbines… laisse moi rire et soit réaliste. Je suis déjà mort.

Mon cadavre en putréfaction disparaîtra sous les effondrements de moraines. La couleur de ma peau pue le vieux. j'ai beau m'agripper un tant soit peu sur les faces Nord Ouest, je ressemble à un naufragé agrippé à une bouée en plein océan.  Et plutôt que de mourir tranquillement, les citadins vont venir m'humilier chaque jour pour me prendre en photo, nous sommes des gladiateurs condamnés avant d'entrer dans l'arène. 

 

De Roi de Valsorey, je finirais servant des reines d'Hérence.

 

     -     Euh ! ……………………………

 

Hum ! Aurais tu un éclair de lucidité dans ton gros cerveau presque vide ?

 

     -     Mon cerveau est peut être vide… mais comment peux-tu être certain de ta mort si proche ?

 

N'as-tu jamais entendu parler du dérèglement climatique ?  Les températures au Grd-St-Bernard ont pris 1.5° depuis les années 1800. (statistiques du grd-St-Bernard) Chaque été les chaleurs torrides nous tombent dessus comme un brasier incandescent, l'automne n'en finit pas, les chutes de neiges commencent plus tard et finissent plus tôt. Et ce qui m'inquiète le plus, c'est un déficit de pluie depuis plusieurs années.  S'il ne neige pas en haut, plus aucune avancée n'est possible. Il n'y a plus de renouvellement, la fonte est plus rapide. Mon corps ne pourra pas supporter encore longtemps ce régime de maigrichon.

Plus mon épaisseur diminue, plus les moraines environnantes  deviennent chaudes et créent de la chaleur à ma surface.  Moins j'ai de poids pour contenir les moraines, plus elles vont s'effondrer sur mon corps déjà fragile. 

Mais rassure toi, ta race va aussi en prendre plein le pif. Votre population va diminuer de moitié pour la fin du siècle.  Mon pauvre, tu as l'air d'un vieux con déconfit ! Regarde toi dans une glace ah! Ah! Ah!

  

     -     Tu as raison… malgré moi. Je cherche de l'optimisme, j'attends depuis des années un signe de confiance. Chaque               été je vous regarde et ne peux que constater votre déclin. Que puis-je faire ?

 

Tu ne peux rien faire, inutile de te coller les mains sur les routes, inutile de te battre avec les climatos sceptiques. Inutile d'injurier ceux qui prennent l'avion. Tu es là en ce moment, tu m'écoutes et c'est déjà pas mal ! Ma mort imminente ne servira à rien non plus… Votre prise de conscience sera trop tardive.

Ces prochaines années seront mon agonie et je suis de plus en plus fatigué.

Demain la nuit sera chaude, jusqu'au sommet du Vélan,  vers les 3700 mètres d'altitude il fera encore presque 10° Je vais sentir le vent tiède du Sud-Ouest effriter chaque parcelle de mon épiderme. Les poussières du désert sont fréquentes et laissent une couleur rouge sur ma peau blanche qui accentue encore ma fonte.

Si tu es malheureux, écris mon histoire.

Mais ne sois pas déçu si personne ne la lit. L'écriture, finalement ne nourrit que celui qui écrit.  Du reste, les citadins ne lisent plus que leur gadget-machin-truc que vous appelez smartphone.  Vous avez plus le temps de lire. Vous avez encore le temps de voir mais plus de lire. L'écrit nourrit le rêveur, l'image le fainéant et là vidéo nourrit l'absent !

 

 

Mon avenir... j'en ai plus, mais je le sais. Contrairement à toi qui pense avoir un avenir sans connaître ta fin.

Bon, regarde le ciel qui s'assombrit, il est temps de retourner vers ton poussin au plus vite si tu ne veut pas finir en brochette sur ton piolet inutile.  

Description du Roi

Ligne rouge glacier en 1850 / ligne verte 1973 / bleue 2016 / noire 2022

les surfaces hachurées: glacier recouvert de gravats. Environ 2 mètres d'épaisseur au plus


Très intéressante image du glacier de Valsorey en 1910 ou 1911.

Le glacier de Sonadon est déjà mort à basse altitude, exposé plein Sud mais Valsorey se porte à merveille. La limite du glacier arrive quasiment au sommet de la moraine. la limite inférieur doit se trouver entre 2200 et 2320 mètres. Au niveau de la chute actuelle voire juste en dessous ce qui veut dire que le maximum était presque en vigueur à cette date.

la longueur du glacier est environ 1200 mètres plus long qu'aujourd'hui.

 

sources Glamos.ch
sources Glamos.ch

 

 

 

Cabane de Valsorey construite en 1901. avec couverture en bardeau de 25 places.

Section du CAS de la Chaux de Fonds

 

 

 

 

Fière cabane d'aujourd'hui, Reine du Vallon... et très bien gardiennée.



Note personnelle:

N'oublions pas que le les glaciers des Alpes se sont reformés dans des conditions fabuleuses lors du Petit âge glaciaire (PAG) entre 1450 environ et 1820. Auparavant nos glaciers avaient plus ou moins les mêmes proportions qu'aujourd'hui.

Sans vouloir dénigrer le dérèglement climatique du tout qui accélère clairement la fonte depuis la fin du 20 ème siècle.  Je pense qu'il est important de savoir que les glaciers actuels n'ont rien à faire à des altitudes de 2500 mètres en face Sud.  Du reste ils fondent depuis le milieu des années 1800 alors que les températures étaient environ 1,5° plus froides qu'aujourd'hui. (statistiques des températures au col du Grd-St-Bernard)