4 avril 2023 La Luette à la recherche du Nanga Parbat.
J'arrive au Pas de Chèvre avec ardeur.
La Luette c'est un bien joli nom, comme l'alouette ou ma bichette. Ca inspire la confiance, la délicatesse féminine et la passion. Ses formes rondes et accueillantes ont été sculptées avec attention et douceur par le vent et le temps qui passe.
Voisine de Pointe Noire ou se pose la cabane des Dix qui domine le glacier en regardant le Mont Blanc de Cheillon avec bienveillance.
Quand tu arrives par le Pas de Chèvre c'est la porte du paradis, la découverte d'une nouvelle planète, le plus beau cul du monde.
Les deux choucas qui viennent de nul part restent les gardiens placides du lieu et n'attendaient que mon arrivée pour s'élancer dans les tourbillons d'air du col. Ils volent comme dans un jeux ultime ou l'erreur n'est pas permise.
Pour accéder au paradis, il faut emprunter les échelles arrimées dans la falaise brune et abrupte qui descend dans le vallon. En bas, les glacicules barrent le passage et s'étirent en hauteur chaque année. Le glacier de Tsénâ Réfien et le glacier de Cheillon se marient sans se mélanger, comme tous les glaciers du monde, ils font lit séparé.
Ils font route commune vers la fonte éternelle qui façonne leur destin et filent sans se presser vers leur mort toute proche. Le glacier a perdu 1200 mètres de longueur et plus de 100 mètres de hauteur depuis 1924.
Je croise les flux de glace qui viennent des sommets et remonte la moraine en direction de la cabane des Dix. Sur le replat, je m'engage en direction du glacier de la Luette par sa rive droite. Le silence assourdissant glisse sur le temps et m'ouvre la porte d'une nouvelle dimension.
La découverte d'un monde blanc... bleu et immobile pour l'oeil mais toujours en mouvement pour le monde, me captive à chaque fois.
J'entend le lagopède sans le voir, j'entends les premiers oiseaux des cimes, le bruissement du vent sur la neige et le chuchotement de mes skis. Le ciel me paraît vif et limpide, il se détache clairement des sommets devant moi, Le vent du nord souffle l'arrête qui mène au sommet sans discontinuer. Le Clocher de Cheillon, 600 mètres en aval du sommet semble me regarder en tournant son regard bienveillant à mesure que je le contourne. Je trace ma ligne plein ouest, sur une pente régulière et presque douce. j'apprécie cette montée en dehors du monde, dans mes pensées et mes rêves de montagnes. Mon rythme s'allie à l'environnement et les aiguilles de ma montre commencent à ralentir.
- Je me demande ce qu'il y a sous cette glace de Luette ?
Une histoire passionnante du temps. Depuis la nuit des temps ? Je n'arrive pas imaginer sa présence sur l'échelle géologique sans sortir de ma zone de connaissance, et je suis jaloux du temps, jaloux du vent qui passe et qui façonne le glacier sans m'en toucher mot !
J'aime cet état apaisant et presque ensorcelant ou le rêve copule avec la trace et rejoint gentillemment le sommet. Ou ma vue s'arrête sur le Sé Quinodoz qui se découpe dans l'immensité du ciel en cette sublime journée d'avril.
J'aime sentir la trace et ses dangers, sentir le vent qui use la neige, ressentir le froid piquant du matin, accepter la chaleur moite de l'après-midi. J'aime cette fatigue enivrante qui me pousse à aller plus loin et plus haut, au delà de l'horizon juste pour voir ce qu'il y a derrière ! Je débouche au col en aval de l'arrête finale.
Je regarde le glacier de Giétroz tout en bas... Si blanc, si vierge, si solitaire. Il prend tellement de place dans l'espace et dans mon regard que je ne peux me détacher de son hypnotique nonchalance.
Le Grand Combin de Grafeneire inonde l'horizon de son géantisme. Corbassière, Boveire, Grand Aget et le Pleureur remplissent le tableau surnaturel du lieu.
J'enlève mes skis que je prends bien soin d'ancrer profondément dans la neige en attendant que je finisse cette ascension extra humaine. Je m'engage sur l'arrête par une ancienne trace partiellement recouverte de neige soufflée en essayant de garder mon équilibre et titubant dans le vent.
Après 20 minutes, le sommet m'accueille froidement mais avec courtoisie. SEUL auprès du ciel, dans les tourbillons de neige qui m'entourent. Le monde m'apparaît si bas dans les vallées que j'ai l'impression d'être le dernier rescapé du passé... ou le premier passager du futur.
Je cherche le Nanga Parbat, sommet ultime, celui de mes rêves.
Le sommet fou, celui qui change chaque hiver, qui se déplace dans ma mémoire, le sommet qu'il ne faut pas vaincre mais apprivoiser. Le sommet qui hante les téméraires et qui courtise le montagnard. Je le cherche en haut, en bas, de tous les côtés sans pouvoir le toucher ni le voir... Il y a des fois ou je me demande même s'il existe ?
Je reste le témoin privilégié de la colère du ciel, de sa douceur et de sa limpidité.
Quel plaisir de partager ce moment avec la vie.