Mon livre de course
Je raconte comme je les vis. Selon l'humeur du moment, tantôt nostalgique, tantôt poétique, énervés, fatigués ou désabusés.
La montagne est une source d'inspiration infinie. Les mots s'inventent et s'adaptent sans limites, traduire les moments d'une vie chahutée sont parfois déroutants pour le lecteur... mais aussi pour le conteur. Les courses sont effacées après quelques temps sauf mes préférées.
La moraine oubliée du Sonadon
Pour monter à la cabane de Valsorey en été, il y a le chemin normal par le vallon en passant par Cordonne, le chalet d’Amont et Les Grands plans. Ou le chemin panoramique en passant par la pointe de Penne.
Mais il y a aussi le chemin des écoliers… par la moraine… chut. Il est secret !
Nous sommes partis tôt, dans le silence épais d’un matin sans lumière. Le Vallon de Valsorey dormait encore sous un couvercle de brume. Arrivés aux Grands Plans, plus de sentier, plus de traces. Seulement l’intuition d’une ligne, d’un équilibre à suivre sur cette arête d’éboulis instable, cette vieille colonne vertébrale de pierre qui surplombe le glacier de Sonadon et celui de Valsorey. Une moraine sauvage, quasiment jamais foulée, presque oubliée des cartes.
Sous nos pas, la pierre de serpentine affleure. Verte, luisante, presque grasse au toucher, elle s’effrite comme si elle portait encore l’humidité des abysses. Ici, c’est l’ancien fond de l’océan Téthys qui affleure à ciel ouvert. Un chaos minéral arraché aux entrailles de la Terre, comme un secret géologique mal refermé.
Les fleurs y vivent pourtant. Petites, tenaces, inattendues. Gentianes pourpres, androsaces blanches, silènes roses. Chaque couleur tranche sur le vert et noir profond des roches marines. C’est un jardin rude, que seul le vent caresse. Le brouillard flotte en lambeaux, s’accroche aux angles des blocs, donne à la montée une allure d’expédition dans un autre monde.
Le glacier de Valsorey s’étale plus bas, amaigri, vieilli, creusé de rides et de crevasses. Cent mètres d’épaisseur en moins depuis le Petit Âge Glaciaire. Il semble respirer lentement, comme un vieil animal blessé. Au loin, quatre bouquetins se découpent dans le gris du ciel, immobiles, presque royaux. Ils nous regardent. Ils savent. Les marmottes sifflent.
Le gypaète barbu glisse sur nos têtes immobiles, chassant le thermique sous un ciel chargé, pour monter on ne sait où. La montée est rude. La crête de la moraine s’effondre parfois sous nos pas, comme un avertissement. Le moindre faux mouvement serait fatal. Le vide n’est jamais loin. Puis vient le couloir final. Une pente de neige à 50°, raide comme un refus, profonde, oppressante. Vingt centimètres de neige lourde et gelée rendent chaque pas incertain. Les muscles hurlent. Le souffle se raccourcit. Le silence, lui, devient total.
À 3043 mètres, nous débouchons sous le glacier du Meitin. Le vent y est tranchant, presque hostile. Mais au loin, nichée contre la paroi, la cabane de Valsorey nous attend, comme sortie d’un trou du ciel. Par un long détour dans les éboulis, nous y parvenons enfin. À 3037 mètres d'altitude, un peu de chaleur, un peu de réconfort. Et l’impression d’avoir traversé un monde que nul n’a jamais osé nommer. Peut être le chemin des écoliers, ou le chemin de la gardienne…